Imaginez la meilleure société de vente d’engrais du Bénin. Du jour au lendemain, l’Etat qui est son plus gros client, décide de lui retirer tous ses contrats d’approvisionnement. Que va-t-il se passer ? Il va se passer qu’à moins que cette entreprise ait réellement des économies, elle court le risque de fermer. C’est ce qui est arrivé à la plupart des médias privés du Bénin à partir de 2016. Dès cette année en effet, tous les contrats d’abonnement et de communication qui font vivre toutes les entreprises de presse dans le monde, ont été suspendus. Les budgets de communication dans les ministères et les institutions de la république ont été rasés. On en était là quand le ministère de la communication a fini par ne plus exister.
Sept ans plus tard, Patrice Talon constate lui-même que les professionnels des médias sont « exposés aux vices, à la précarité et à l’incertitude du lendemain ». Ce fut un euphémisme. Au moins 80% des organes de presse écrite ont fermé, les autres font semblant d’exister. Les radios et les télés ont considérablement allégé leur personnel, réduit leurs ambitions de développement, réduit les salaires déjà maigres. Certains de mes confrères sont décédés parce qu’ils n’avaient simplement pas les moyens de se soigner. Beaucoup ont quitté la profession. Il n’est plus humainement possible d’être journaliste et seulement journaliste dans des conditions aussi dégradantes. Nous attendons le messie qui viendra mettre fin à cette longue agonie.
J’enseigne dans des écoles de journalisme où les parents paient au moins 450.000F en licence et 650.000F en master pour que leurs enfants aient une formation. Je vois comment ils se saignent aux quatre veines pour leurs transports et les frais connexes. Et j’ai pitié de leurs sacrifices. Ces dernières années, la plupart de ces diplômés ont abandonné leurs rêves et leurs passions pour faire autre chose. La question est celle-ci : qu’est-ce qui peut amener un gouvernement à asphyxier un secteur d’activité ? Pour remplacer les médias classiques, des supplétifs stipendiés ont assuré le chahut sur les réseaux sociaux. Ce sont les fameux « klébés », cette milice des réseaux sociaux recrutée pour défendre le pouvoir. En discréditant les médias nationaux, le gouvernement se rend vulnérable aux manipulations des médias étrangers. Il en a pris conscience et a décidé de créer une chaine publique dénommée A+ Bénin. J’attends de voir la suite.
Il y a quelques années, je suis tombé sur une série d’articles élogieux sur le parc de la Pendjari, des reportages dans les plus grands journaux du monde. Daily Maverick d’Afrique du Sud, le New York Times des Etats-Unis, L’Express et Le Monde en France…Pensez-vous que ces médias aient spontanément décidé de venir au Bénin simplement parce qu’il y a la Pendjari ? Que non ! Il y a quelqu’un qui a payé la facture. Et quand vous voyez les montants…
Ne vous en faites pas, la presse nationale a ses péchés. De gros péchés même. Et ces péchés ne datent pas d’aujourd’hui. J’en étais à m’en désoler lorsqu’en 2003 je suis tombé sur une enquête très fouillée publiée par Pierre Péan et Philippe Cohen sur le plus grand quotidien français. C’était un livre intitulée La face cachée du Monde. Il faut le lire pour comprendre qu’il vaut mieux permettre à nos médias locaux de vivre plutôt que de décider de les tuer par des décisions dont on connait très bien les conséquences. Que ce soit les grandes démocraties comme les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre ou encore l’Australie, leurs médias n’ont pas toujours été plus professionnels que les nôtres. Il y a que la communauté a décidé de leur permettre d’exister pour les obliger à s’améliorer progressivement. Ce n’est pas parce qu’on aime le Réal Madrid que les Dragons de l’Ouémé ne doivent plus exister.
Vous voulez Canal +, mais il faut accepter que ce niveau de qualité n’est possible que lorsque les pouvoirs publics décident de permettre au secteur d’exister, de faire ses erreurs et de prospérer malgré tout.
La réforme annoncée par Patrice Talon ne servira à rien si on ne permet pas aux médias béninois de renouer avec les contrats d’abonnement et de communication qui leur offrent les moyens d’exister. Il est pour cela nécessaire d’imposer des conditions claires à remplir. Mais toute autre chose serait un leurre.
Olivier Allochémè